La révélation divine vise à obtenir le salut des âmes, il s’agit donc d’une question centrale en théologie. Le 20 octobre 2011, le pasteur baptiste Pascal Denault a publié cet article pour exposer la critique réformée à l’endroit des enseignements de l’Église catholique quant à la place des œuvres au sein du salut. Le 5 novembre 2016, il a diffusé cette prédication précisant sa critique qui, au final, s’adresse à plusieurs théologiens réformés autant qu’à l’Église catholique.

Pascal est un homme pour lequel j’ai un profond respect. Je vois en lui un modèle de conviction morale et de rigueur intellectuelle, et il fut l’un des principaux instruments du Seigneur pour m’amener à la foi il y a six ans. Je suis donc spécialement soucieux de cette critique.

Pascal argumente en faveur d’une théologie du salut sans les œuvres. Je pense que cette formule est problématique, et ce même à l’égard de la théologie réformée. Selon la confession de foi de Westminster (CFW), les œuvres sont « le fruit et la preuve d’une foi vraie et vivante » (CFW 16.2). Ainsi, il ne peut pas y avoir de salut en l’absence d’œuvres. Le salut ne peut pas être obtenu alors que ses fruits sont absents. En ce sens, le salut sans les œuvres est faux.

Je comprends que cette formule signifie plutôt, en théologie réformée, que les œuvres ne sont pas la cause du salut, mais seulement la manifestation d’une foi vivante qui atteste du salut. Le désaccord ne concerne donc pas l’association nécessaire entre le salut et les œuvres : tous admettent que le salut est accompagné par des œuvres. Le désaccord concerne plutôt le lien causal entre les œuvres et le salut. Est-ce que les œuvres sont parmi les causes du salut, ou est-ce qu’elles ne contribuent d’aucune façon au salut?

La position que j’entends défendre ici, qui correspond à ma compréhension de la théologie catholique, combine ces deux alternatives. Je ne crois pas que les œuvres sont une cause du salut, mais je ne crois pas non plus qu’elles sont entièrement indépendantes du salut. Je crois que la foi est la cause du salut, et que les œuvres sont essentielles à la foi. En d’autres termes, les œuvres ne sont pas quelque chose qui s’ajoute à la foi pour procurer le salut : elles sont la condition nécessaire afin que la foi soit vivante et qu’elle procure le salut. Il n’y a aucun lien entre les œuvres et le salut qui ne passe pas par la foi.

La grâce et le Christ

Dans son article de 2011, Pascal insiste à l’effet que le salut ne peut pas se mériter puisqu’il est pure grâce : Sola Gracia. La doctrine du salut par la grâce est invoquée afin de dénoncer toute sotériologie incluant le mérite. La théologie catholique ne nie pas que le salut dépend entièrement de la grâce, mais elle écarte l’incompatibilité entre la grâce et le mérite. Le Catéchisme de l’Église catholique (CEC) précise que « Les saints ont toujours eu une conscience vive que leurs mérites étaient pure grâce » (CEC 2011). La dichotomie conceptuelle entre la grâce et le mérite est transcendée en affirmant que les mérites eux-mêmes sont une grâce.

Les théologiens réformés peuvent s’objecter en se portant à la défense de cette dichotomie – ils peuvent affirmer que la grâce et le mérite sont des notions si absolument incompatibles que Dieu ne peut pas accorder des mérites par grâce – mais il s’agit alors d’une objection conceptuelle. Car sur le principe à savoir que le salut est inaccessible sans la grâce, et même que rien en dehors de la grâce ne peut contribuer au salut, la théologie catholique est identique à la théologie réformée. Les mérites des œuvres dépendent de la grâce autant que la foi elle-même.

Sans admettre les enseignements catholiques au sujet du mérite, Pascal écarte cette confusion dans sa prédication de 2016 en exposant que, pour les catholiques comme pour les réformés, la sanctification par les œuvres est entièrement dépendante de la grâce divine.

On ne peut pas non plus accuser l’Église catholique d’enseigner un salut qui s’obtiendrait en ajoutant quelque chose au sacrifice du Christ, puisque le Christ est la source du mérite par lequel on obtient la vie éternelle et que ce mérite lui revient « Le mérite de l’homme revient, d’ailleurs, lui-même à Dieu, car ses bonnes actions procèdent dans le Christ, des prévenances et des secours de l’Esprit Saint » (CEC 2008). Le fidèle n’est qu’un intermédiaire inutile (Luc 17.10) mais libre (Jean 8.32, CFW 9.4) de ce mérite. Le fidèle est un membre du corps du Christ; le mérite du Christ circule dans son corps.

Entre « [la capacité des croyants] de faire des œuvres bonnes ne vient pas d'eux-mêmes, mais entièrement de l'Esprit de Christ » (CFW 16.3) et « La charité du Christ est en nous la source de tous nos mérites devant Dieu » (CEC 2011), il y a une différence conceptuelle au sujet du mérite mais il y a consensus sur le principe que nous ne pouvons rien accomplir par nous-mêmes : c’est le Christ qui accomplit des œuvres en nous, à travers les membres de son corps mystique que nous sommes.

Les œuvres ne s’ajoutent pas au sacrifice du Christ : elles découlent du sacrifice du Christ. La nécessité des œuvres n’implique pas que le sacrifice du Christ est insuffisant et qu’il faille le compléter pour obtenir le salut. Les œuvres sont les réalités actives par lesquelles les grâces que nous procure le sacrifice du Christ se déploient parmi nous.

Une fausse foi?

La confession de foi de Westminster précise que les œuvres sont les fruits et la preuve d’une foi « vraie et vivante ». De son côté, l’Écriture précise que la foi sans les œuvre est « morte » (Jacques 2.17)… mais est-elle fausse? La foi en l’absence d’œuvres est sans contredit une foi qui ne sauve pas, mais est-elle une vraie foi ou est-elle fausse?

En alléguant que la foi sans les œuvres n’est pas vraie, les théologiens réformés peuvent affirmer qu’une vraie foi sauve forcément. La théologie réformée associe donc la vie et la vérité de la foi alors que la théologie catholique et, oserais-je ajouter, l’Écriture ne font pas cette association.

Il est certes possible d’avoir une fausse foi en croyant en un faux Christ, en adhérant à une théologie contraire à celle que Dieu nous a révélée. Par exemple, je suis d’accord avec Pascal pour dire que les témoins de Jéhovah et les mormons croient en un faux Christ : leur foi est fausse. Dans sa prédication de 2016, Pascal élabore davantage en exposant pourquoi plusieurs chrétiens dont l’hérésie est plus subtile sont néanmoins de faux chrétiens qui ne recevront pas le salut : ils sont ceux qui, malgré la foi qu’ils professent en Christ, placent ultimement leur espérance dans leurs propres œuvres.

Mais ce n’est pas la question dans Jacques 2:17-26. La foi sans les œuvres est « morte » (2.17), elle est « inutile » (2.20), elle n’est pas « rendue parfaite » (2.22). Mais la foi sans les œuvres n’est pas fausse : « Tu crois qu'il y a un seul Dieu, tu fais bien; les démons le croient aussi, et ils tremblent. » (2.19).

Les démons ne sont pas des hérétiques qui croient en un faux Christ, ils sont des infidèles qui se rebellent contre Dieu. Le faute des démons n’est pas dans leur théologie, elle est dans leurs actes. Une erreur théologique empêche la foi d’être vraie; une absence d’œuvres empêche la foi d’être vivante. Les œuvres ne sont pas seulement la démonstration de la foi : elles sont la vie de la foi.

Dans sa prédication de 2016, Pascal interprète Matthieu 7:21-23 comme signifiant que les chrétiens rejetés par Christ le sont parce qu’ils ont placé leur espérances dans leurs œuvres, et non pas à cause de leur injustice. Pourtant, la dénonciation du Christ ne concerne pas leur espérance ou leur foi : il dénonce l’iniquité de ces chrétiens rejetés et le fait qu’ils n’ont pas mis sa parole « en pratique ».

Plusieurs autres passages bibliques établissent la nécessité de se sanctifier afin d’être sauvé. Par exemples : « Ce ne sont pas, en effet, ceux qui écoutent la loi qui sont justes devant Dieu, mais ce sont ceux qui la mettent en pratique qui seront justifiés » (Romains 2.13) « Ne vous y trompez pas: ni les impudiques, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les infâmes, ni les voleurs, ni les cupides, ni les ivrognes, ni les outrageux, ni les ravisseurs, n'hériteront le royaume de Dieu. » (1 Corinthiens 6:9-10) « Je vous dis d'avance, comme je l'ai déjà dit, que ceux qui commettent de telles choses n'hériteront point le royaume de Dieu. » (Galates 5.21) « Car, sachez-le bien, aucun impudique, ou impur, ou cupide, c'est-à-dire, idolâtre, n'a d'héritage dans le royaume de Christ et de Dieu. » (Éphésiens 5.5)

Dans la mesure où on ne croit pas en un faux Christ, la foi en l’absence d’œuvres n’est pas fausse. C’est une vraie foi, une foi orthodoxe en termes théologiques. Mais c’est une foi morte, une foi qui ne sauve pas. C’est pourquoi l’Église catholique enseigne que la foi, reçue gratuitement de Dieu sans aucun mérite de notre part, peut être morte et stérile si l’âme humaine n’y répond pas en accomplissant des œuvres pour obtenir la vie éternelle.

La foi procure le salut, mais cette foi ne sauve que si elle est elle vécue avec les œuvres. De la même façon qu’une voiture est un moyen de transport et que le carburant est nécessaire pour l’animer, la foi est la cause du salut et les œuvres sont nécessaires pour l’animer. Comme le carburant n’est définitivement pas un moyen de transport, les œuvres ne sont définitivement pas une cause du salut. Et comme une voiture sans carburant est un moyen de transport inutile, la foi sans les œuvres est une cause du salut inutile. Les œuvres ne sont pas une cause du salut, mais elles sont nécessaires au salut. Les œuvres sont le carburant de la foi!

Le salut par les œuvres, c’est-à-dire le pélagianisme, implique qu’il faille respecter la loi, sans faille et sans exception, afin d’être sauvé (Jacques 2.10). Mais personne n’est capable d’accomplir une telle chose. Pas un seul chrétien n’en est capable, tous sont pécheurs (Romains 3.10). C’est en ce sens que Romains 3.28 nous enseigne que nous sommes justifiés sans les œuvres « de la loi » : le respect de la loi mosaïque ne peut pas nous sauver.

Mais en admettant que les œuvres sont nécessaires afin de faire vivre la foi qui sauve, on n’exige pas le respect parfait de la loi. Il est seulement question de se laisser sanctifier par la grâce divine, par l’action du Saint-Esprit qui fait vivre la justice du Christ en nous. Nous ne pouvons pas mériter notre justification, seul le Christ peut la mériter « la justification nous a été méritée par la Passion du Christ qui s’est offert sur la Croix » (CEC 1992). Les œuvres ne servent pas à nous justifier : elles servent à rendre vivante la foi en Christ qui nous justifie.

Les doctrines de la justification

Pascal s’oppose à la nécessité des œuvres en insistant sur le principe que le salut nous est accordé en vertu de la justice du Christ, et non en vertu de notre propre justice. L’Écriture est catégorique à l’effet que, si notre espérance repose sur notre propre justice, nous sommes voués à la perdition. Mais si nous sommes sauvés en vertu de la justice du Christ, et que Dieu nous déclare justes en nous imputant la justice du Christ, quel est l’effet de cette imputation sur notre propre justice? C’est ici que la doctrine de la justification devient importante, comme Pascal le décrit dans son article de 2011.

Je comprends qu’une déclaration juridique n’est pas la même chose qu’une transformation ontologique. J’ai peu de connaissances en exégèse mais, pour les fins de la discussion, présumons que le texte biblique réfère à une déclaration juridique plutôt qu’à une transformation ontologique. Là n’est pas le problème. Le problème est de dissocier une déclaration juridique et une transformation ontologique… lorsque c’est Dieu qui déclare!

En effet, Dieu ne nous déclare pas seulement sauvés : il nous déclare justes. On comprend qu’il faut être juste pour être sauvé puisque Dieu ne sauve pas les injustes. Mais quelle est la justice de ceux qu’il sauve?

Si je comprends bien la doctrine réformée de la justification, Dieu déclare justes des pécheurs qui ne deviennent pas ontologiquement justes. Les déclarations juridiques de Dieu peuvent ainsi être ontologiquement fausses. Voilà une conception étonnante de la souveraineté divine.  A priori, un théiste devrait admettre que les déclarations de l’Éternel tout-puissant transforment réellement ses créatures.

La notion qu’une déclaration divine puisse être vraie en termes juridiques mais pas en termes ontologiques me semble aberrante. Le pouvoir de Dieu serait limité à la loi sans égard pour l’être? Dieu se soucierait du statut juridique mais pas de la réalité factuelle? Je suppose que je représente mal la doctrine réformée, mais je ne vois pas comment la dissociation entre une déclaration juridique et une transformation ontologique pourrait ne pas mener à de telles conclusions aberrantes.

Si Dieu nous déclare justes mais que nous ne devenons pas immédiatement justes dans les faits, la seule interprétation qui ne nie pas la toute-puissance divine est que la justice déclarée par Dieu nous viendra progressivement dans le temps. C’est ainsi que nous sommes héritiers de la vie éternelle « en espérance » (Tite 3.7). Nous sommes voués à nous conformer parfaitement à la justice divine (Matthieu 5.48) afin que la déclaration juridique prononcée par Dieu deviennent ontologiquement vraie.

Dieu n’est pas seulement un arbitre dont on se soumet aux déclarations juridiques. Il est le Créateur de l’univers, il est l’Éternel tout-puissant, il est notre Père dans les cieux. Ce qu’il a déclaré deviendra ontologiquement vrai, à défaut de quoi Dieu n’est pas tout-puissant.

Les frères divisés

J’ai sûrement tort mais, six ans après ma conversion, je demeure sur la ferme impression que, sur la question des œuvres, l’opposition entre les catholiques et les réformés est un immense malentendu. Il me semble que le désaccord est davantage conceptuel et terminologique qu’il n’est spirituel ou proprement théologique

 J’admets que les enseignements catholiques ne sont pas aussi clairs que les enseignements réformés sur cette question. Un catholique peut plus facilement sombrer dans l’erreur du salut par les œuvres. Mais je pense aussi que, à l’inverse, un réformé peut plus facilement sombrer dans l’erreur du salut en l’absence d’œuvres. Les deux théologies me paraissent plus compatibles – et mutuellement éclairantes – que contradictoires.

Je suis fidèle aux enseignements catholiques et je ne cherche pas à être sauvé par mes œuvres : mon espérance n’est pas fondée sur ma propre justice. J’ai foi en Christ et je suis plein de gratitude puisque Dieu me déclare juste en vertu de la justice du Christ. Je tente d’obéir aux commandements divins, je tente d’accomplir des œuvres afin que ma foi en Christ soit vivante, afin que sa justice vive en moi, et que Dieu me sauve ainsi par cette foi vivante. La force morale qui me permet d’accomplir des œuvres me provient du Saint-Esprit. Le mérite que j’obtiens en accomplissant des œuvres m’est pure grâce et il revient au Christ puisque, étant un membre de son corps mystique, je suis animé par lui. Rien, dans l’Écriture ou même dans la théologie réformée, ne me laisse croire que je me dirige ainsi vers la perdition.

D’autres désaccords entre réformés et catholiques me semblent plus réels. L’autorité exclusive de l’Écriture, par opposition à la Tradition et au Magistère, constitue un véritable désaccord théologique et peut-être épistémique. De même, le sacramentalisme me paraît être un écueil majeur quant à notre compréhension du déploiement de la grâce divine. Tout cela sans parler de la papauté.

Une réconciliation partielle au sujet de la sotériologie ne résulterait pas en une réunification ecclésiale complète. Mais si nous pouvons nous entendre sur la place des œuvres au sein du salut, nous aurons accompli un pas de plus en direction de la volonté de notre Seigneur : « Je vous exhorte, frères, par le nom de notre Seigneur Jésus Christ, à tenir tous un même langage, et à ne point avoir de divisions parmi vous, mais à être parfaitement unis dans un même esprit et dans un même sentiment. » (1 Corinthiens 1.10)
Voici une fiche développée dans le cadre d’une catéchèse pour adulte sur le mystère de l’Incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ. On y retrouve un résumé de la doctrine de l’Incarnation ainsi que les principales erreurs à ce sujet.

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Cet article fait partie de l’étude sur les 5 voies de saint Thomas d’Aquin pour l’existence de Dieu. Cliquez ici pour aller directement à l’introduction qui donne aussi accès à tous les articles de cette étude.

Avant de pouvoir examiner la première voie de saint Thomas d’Aquin pour l’existence de Dieu qui est celle à partir du mouvement, il faut tout d’abord distinguer ce qu’en philosophie nous appelons l’être en acte et l’être en puissance, puisque la définition du mouvement utilise ces deux notions.

Pourquoi distinguer acte et puissance? 

Pour comprendre pourquoi on distingue l’être en acte et l’être en puissance, il serait bien de commencer par savoir pourquoi cette distinction a été développée par le philosophe Aristote au 4e siècle avant Jésus-Christ. Il y avait à son époque un problème philosophique (plus spécifiquement métaphysique) sur la nature des choses, pour lequel on pouvait trouver deux écoles de pensées qui tenaient deux positions opposées.

La première était l’école d’Héraclite. Pour Héraclite, la permanence est une illusion, car tout change continuellement. Il est celui qui a popularisé l’expression « on ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière ». Héraclite constatait que le monde est continuellement en train de changer, mais ses conclusions ne parvenaient pas à expliquer pourquoi les choses qui changent nous semblent conserver néanmoins une sorte d’identité.

La deuxième école était celle de Parménide. Pour Parménide, le changement est impossible, car selon lui il n’existe qu’une seule chose : l’être. Son raisonnement ressemblait à ceci : Ce qui existe est l’être, si ce n’est pas l’être, alors c’est le non-être (rien du tout). Si un être a besoin d’une cause autre que l’être pour changer et qu’il n’y a d’autre être que le non-être et que le non-être ne peut être la cause de rien, alors le changement est impossible. Cette position nous permet d’expliquer comment les choses conservent leur identité, mais cela passe par la négation du changement, qui nous semble pourtant bien évident.

Notre expérience de la vie quotidienne nous donne l’impression qu’il y a une part de vérité dans ces deux philosophies. Avec l’école d’Héraclite, nous voyons bien que tout ce qui existe autour de nous change. Par exemple, le document Word dans lequel j’écris ses lignes a environ 50 mots de plus qu’il y en avait il y a 5 minutes. Avec Héraclite, je dois donc admettre que mon document change continuellement. Cependant, selon l’intuition de Parménide, je dois aussi admettre qu’il s’agit du même document, puisque le document actuel et que le document avec moins de mots d’il y a 5 minutes sont d’une certaine façon le même document. Comment alors peut-on concilier ce qu’il a de vrai dans ces deux écoles? C’est ce qu’a réussi à faire le philosophe Aristote, environ une centaine d’années plus tard.

La solution d’Aristote : la distinction entre acte et puissance

J’ai présentement une balle rouge sur mon bureau. Si je la prends et que je l’examine, je peux constater qu’elle est faite en caoutchouc, qu’elle est molle, qu’elle est rouge, etc. Tout cela fait partie de ce qu’elle est. Il y a aussi des choses qu’elle n’est pas. Elle n’est pas un cube, elle n’est pas un chat, etc. Comme ma balle n’est pas cela, ces choses sont alors différents types de non-être. Il y a aussi des choses que ma balle pourrait être. C’est ce que l’on appelle ses potentialités. Par exemple, si je la peignais, elle pourrait être blanche. Si je la plaçais au congélateur pendant quelques heures, elle pourrait être dure, etc.

C’est donc en distinguant l’être en acte et l’être en puissance qu’Aristote arrivera à répondre à l’argument de l’impossibilité du changement de Parménide. Aristote est d’accord avec Parménide que l’être a besoin d’une cause autre que l’être pour changer. Cependant, il n’est pas d’accord avec le fait que le seul candidat possible comme cause de changement à l’être est le non-être.

Il affirme qu’il existe une autre possibilité que le non-être à l’être : il y a aussi l’être potentiel, c’est ce que nous appelons l’être en puissance. Ce que l’être est déjà, c’est ce que nous appelons l’être en acte. Si je prends l’exemple de ma balle, la balle rouge molle en caoutchouc est ce qu’elle est en acte et la balle blanche et dure est de l’être en puissance pour cette balle. Cela est la clé pour comprendre la réponse d’Aristote à l’impossibilité du changement de Parménide.

Si l’on reformule l’argument de Parménide en relation avec ma balle, celui-ci dirait : si nous admettions qu’une balle rouge puisse devenir blanche, ce ne peut pas être la blancheur (le fait d’être blanc) qui en est la cause, car elle n’est pas. Comme quelque chose qui n’existe pas ne peut être la cause de rien, alors ma balle ne peut pas devenir blanche.

La réponse d’Aristote, qui inclut la notion d’être en puissance que nous venons de voir, au sujet de ma balle serait donc la suivante : Même si la blancheur de ma balle n’existe pas encore, le potentiel d’être blanche existe en elle. Cet être en puissance, jumelé avec une influence extérieure qui actualiserait cette potentialité (que l’on nomme cause efficiente), suffit à démontrer que le changement est possible.

Deux précisions importantes

Si vous êtes un philosophe contemporain, vous devez vous dire en vous-même que l’acte en puissance pourrait être n’importe quoi, de quoi à rendre la distinction de saint Thomas peu intéressante. Il faut donc replacer la distinction de saint Thomas dans son contexte philosophique et comprendre que pour saint Thomas, l’acte en puissance d’une chose (ses potentialités) est issu de la nature de ce qu’elle est. Par exemple, on pourrait concevoir en philosophie analytique contemporaine qu’il y aurait un « monde possible » où ma balle rouge pourrait miauler comme un chat, mais comme miauler comme un chat n’est pas dans la nature d’une balle, alors miauler ne doit pas être considéré comme de l’être en puissance pour ma balle.

Il est assez simple de distinguer l’être en acte de l’être en puissance lorsqu’ils sont en relation l’un et l’autre, mais on remarque aussi qu’il y a une certaine asymétrie entre les deux. Ce qui est en puissance (ce qui est potentiel) l’est toujours en rapport avec ce qui est en acte. Il serait donc incohérent de penser qu’il pourrait y avoir des potentialités à actualiser sans qu’il n’y ait tout d’abord un être en acte. Cependant, le contraire n’est pas vrai. Il n’est pas incohérent de penser qu’il pourrait y avoir un être qui actualiserait toutes les potentialités et donc qu’il ne demeurait en lui aucun être en puissance à actualiser. En fait, cet être, qui est « acte pur », c’est Dieu, mais nous y reviendrons plus en détail dans un autre article. Je ne voulais ici que mentionner cette asymétrie et ses implications.

Qu’est-ce que le mouvement?

Cette distinction entre l’acte et la puissance est fondamentale pour comprendre la première voie de l’existence de Dieu de saint Thomas, car la première voie est celle du mouvement. Le mouvement dont parle saint Thomas dans sa première voie n’est pas le mouvement au sens moderne, qui est plus restreint et qui se réfère presque uniquement au fait de bouger dans l’espace. Il s’agit plutôt du fait du changement en général. C’est pourquoi, comme je l’avais mentionné dans l’introduction, il est important de redonner aux mots le sens qu’ils avaient lorsque saint Thomas les a écrits. En français moderne, on pourrait donc parler de la voie du changement au lieu de la voie du mouvement et cela pourrait éviter que le lecteur peu familier avec le sens du mot dans l’antiquité s’y méprenne. Cependant, je ne vais pas changer les mots de saint Thomas, car je vous considère maintenant prévenu.

Si vous avez bien suivi l’argumentation de cette démonstration et avec le petit indice ci-haut au sujet du mot « mouvement », vous devriez pouvoir maintenant déduire ce qu’est le mouvement. Le mouvement est le passage d’un être de la puissance à l’acte. Pour en revenir à l’exemple de ma balle, il s’agit de son passage de la puissance d'être blanche à l'acte d'être blanche.

Nous avons aussi mentionné dans la réponse d’Aristote à Parménide une autre chose importante sur laquelle nous ne sommes pas attardés. Pour qu’il y ait mouvement (un passage de la puissance à l’acte), il faut aussi qu’il y ait une cause extérieure qui soit jumelée à cet être en puissance pour actualiser cette potentialité. Par exemple, ma balle rouge peut devenir blanche à condition que moi ou quelqu’un d’autre la peigne. Je ne peux pas m’attendre à ce qu’elle devienne blanche seulement par elle-même. C’est logique. Par exemple, si je découvrais que ma balle devenue blanche demain matin alors qu’elle était rouge aujourd’hui, je me demanderais alors qui l’a peinte si je sais que je ne l’ai pas fait. Nous allons arrêter ici notre réflexion sur la notion de cause, car nous y reviendrons plus en profondeur dans un autre article avant d’aborder la deuxième voie de saint Thomas, celle de la causalité efficiente.

Vous comprenez peut-être mieux maintenant ce que veut dire saint Thomas dans sa première voie, lorsqu’il parle de preuve pour l’existence de Dieu à partir du mouvement. Il ne tente pas de prouver l’existence de Dieu par le mouvement des choses dans l’espace ou le temps (ce que l’usage moderne pourrait nous laisser penser de prime abord), mais par le passage de l’être en puissance à l’être en acte des choses qui existent.