Dans son commentaire sur la première épître aux Corinthiens, saint Thomas d'Aquin nous donne l'interprétation juste des paroles de Jésus à la dernière Cène lorsqu'il a dit à ses disciples en tenant le pain qu'il venait de rompre : "Ceci est mon Corps". Écoutons-le :

Sur ces paroles, nous avons trois choses à considérer :

A) ce qui est exprimé par ces paroles, à savoir que le corps de Jésus-Christ s’y trouve ;
B) la vérité de cette manière de parler ;
C) si cette forme est convenable pour ce sacrement.

A) Sur le premier de ces points, il faut observer qu’il a été dit par quelques auteurs que le corps de Jésus-Christ ne se trouve point en vérité dans ce sacrement, mais seulement que ce sacrement en est le signe. Ils font dire à ces paroles : "Ceci est mon corps" ceci : c’est le signe et la figure de mon corps ; ainsi qu’il a été dit ci-dessus (X, 4) : Or cette pierre était le Christ, c’est-à-dire la figure du Christ. Mais cette interprétation est hérétique, puisque le Sauveur dit expressément (Jean VI, 56) : "Ma chair est vraiment une nourriture, et mon sang est vraiment un breuvage." D’autres auteurs ont dit qu’il y a dans le Sacrement véritablement le corps de Jésus-Christ, mais qu’il y est conjointement avec la substance du pain ; ce qui est impossible, comme il a été dit plus haut. D’autres encore ont prétendu qu’il y a seulement dans le Sacrement le corps de Jésus-Christ, la substance du pain ne demeurant pas, soit parce qu’elle serait anéantie, soit parce qu’elle serait absorbée par la matière qui reste ; mais cela ne peut être, parce que, comme dit saint Augustin (livre des 83 Questions) : Dieu n’est pas l’auteur de ce qui tend à n’être pas. D’ailleurs, cette supposition détruirait encore ceci que la substance du pain est changée au corps de Jésus-Christ. Ainsi, le corps de Jésus-Christ ne commençant pas à être dans le Sacrement par le changement d’une autre substance en la sienne, il faut admettre qu’il commence à s’y trouver par un changement de lieu, ce qui est impossible, comme il a été dit. Il faut donc dire que le corps de Jésus-Christ est dans le Sacrement par le changement du pain en Lui-même. Toutefois il faut remarquer que ce changement diffère de tous ceux qu’on voit dans la nature, car l’action de la nature présuppose la matière, et par conséquent son action ne peut aller au-delà d’un changement partiel quant à la forme substantielle ou accidentelle : aussi tout changement naturel s’appelle-t-il un changement de forme. Mais Dieu, qui opère le changement dont nous parlons, est l’auteur de la matière et de la forme ; par conséquent, la substance entière du pain, la matière ne subsistant plus, peut être changée en la substance entière du corps de Jésus-Christ. Et parce que la matière est le principe de l’individualisation des êtres, ce tout individuel et déterminé, qui est une substance particulière, est en entier changé en une autre substance particulière : c’est de là que ce changement est appelé substantiel ou transsubstantiation. Il arrive donc dans ce changement le contraire de ce qui a lieu dans les changements naturels : dans ceux-ci le sujet demeure, et la transmutation se fait parfois quant aux accidents ; mais dans l’Eucharistie la substance subit la transmutation, et les accidents demeurent sans sujet, par un effet de la puissance divine, qui, en tant que cause première, les soutient sans cause matérielle. Elle devient substance à cette fin que le corps et le sang de Jésus-Christ puissent être reçus sous deux espèces pour les raisons exposées ci-dessus. Mais parce que, dans un certain ordre, les accidents se rapportent à la substance, les dimensions, pour ce motif, demeurent sans sujet, et les autres accidents demeurent dans les dimensions elles-mêmes qui leur servent de sujet. Si cependant, sous ces dimensions, il ne se trouve aucune autre substance que le corps du Christ, on peut élever une difficulté à l’occasion de la fraction de l’hostie consacrée, attendu que le corps de Jésus-Christ est glorifié, et par conséquent ne saurait être rompu. Il ne pourrait donc se trouver sous cette fraction ; d’ailleurs, on ne peut supposer que quel qu’autre sujet s’y trouve, parce que nulle fiction ne saurait être compatible avec le Sacrement de vérité. Rien donc n’est perçu par les sens dans ce sacrement qui n’y soit en vérité ; car ce qui est en soi sensible, ce sont les qualités, qui demeurent dans ce sacrement telles qu’elles étaient auparavant, ainsi qu’il a été dit. C’est ce qui a fait dire à d’autres auteurs qu’il y a véritablement fraction, mais sans sujet, et qu’ainsi rien n’est rompu dans le Sacrement. Mais cela n’est pas admissible, car, la fraction supposant l’état passif, état inférieur à la qualité, elle ne peut pas plus se trouver dans ce sacrement sans sujet, que la qualité. Il reste donc à dire que la fraction porte sur les dimensions du pain et du vin, qui demeurent là comme sujet, mais qu’elle n’atteint pas le corps de Jésus-Christ, parce qu’il réside sous chaque partie des dimensions après la division. On peut expliquer ainsi ce point : le corps de Jésus-Christ réside dans le sacrement de l’Eucharistie par le changement de la substance du pain en sa propre substance ; or ce changement ne se fait pas à raison des dimensions, puis- qu’elles demeurent, mais seulement à raison de la substance ; donc le corps de Jésus-Christ y est présent, à raison de sa propre substance, et non à raison de ses dimensions, bien que ces dimensions s’y trouvent par voie de conséquence, en tant qu’elles ne sont pas séparées de la substance de Jésus-Christ. Mais, pour ce qui est de la nature de la substance, elle est tout entière sous chaque partie des dimensions. Ainsi, de même qu’avant la consécration toute la vérité de la substance et la nature du pain subsistent sous chaque partie des dimensions, ainsi, après la consécration, tout le corps de Jésus-Christ est sous chaque partie du pain divisé. La division de l’hostie consacrée marque : premièrement, la passion de Jésus-Christ, dans laquelle son corps fut brisé par ses blessures, suivant cette parole (Psaume XXI, 17) : "Ils ont percé mes mains et mes pieds" ; deuxièmement, la distribution des dons de Jésus-Christ, qui sortent de lui comme de leur source, suivant ce qui est dit (ci-après, XII, 4) : Il y a diversité de grâces ; troisièmement, les diverses parties de l’Eglise : car parmi ceux qui sont les membres de Jésus-Christ, les uns sont encore en pèlerinage dans ce monde ; les autres vivent déjà dans la gloire avec Jésus-Christ, et quant à l’âme et quant au corps ; d’autres, enfin, attendent à la fin du monde la résurrection dernière : c’est ce que signifie la division de l’hostie en trois parties.

B) Il faut examiner la vérité de ce qui précède, car cette façon de parler (verset 24) : Ceci est mon corps, ne parait pas être vraie. En effet, le changement du pain au corps de Jésus-Christ se fait au moment même où ces paroles sont proférées, car alors se complète la signification de ces termes, la forme des sacrements opérant suivant sa signification ; il s’ensuit donc qu’au commencement de cette phrase, quand on dit que là n’est pas le corps Jésus-Christ, mais la seule substance du pain désignée par ce pronom « ceci » qui est alors démonstratif de la substance, ce pronom « ceci » signifie, dans ces paroles Ceci est mon corps, que la substance du pain est mon corps : ce qui est faux manifestement. Quelques auteurs disent que le prêtre prononce ces paroles matériellement, et en forme de récit, au nom de Jésus-Christ, et par conséquent, ce pronom, en tant qu’il est démonstratif, ne se rapporte pas à. la matière présente : ce serait une manière de parler fausse, qui favoriserait l’objection formulée plus haut. Mais cette explication ne peut se soutenir. D’abord, si cette locution ne s’applique pas à la matière présente, elle ne s’y rapportera en aucune façon : ce qui est faux. En effet, saint Augustin dit (Traité sur Jean, LXXX) : "La parole vient se joindre à l’élément, et le sacrement a lieu." Il faut donc reconnaître que ces paroles sont prises dans leur sens formel, et qu’il les faut rapporter à la matière présente. Or le prêtre les profère au nom du Christ, de qui elles tiennent leur efficacité, afin de montrer qu’elles ont encore maintenant la vertu qu’elles avaient alors que Jésus-Christ les a prononcées. Car la puissance qui leur a été donnée ne s’évanouit ni par la diversité des temps ni par la différence des ministres. D’ailleurs, la même difficulté reste sur la première fois où Jésus a prononcé ces paroles. Voilà pourquoi d’autres auteurs ont dit que ces mots : Ceci est mon corps, signifient : ce pain désigne mon corps, en sorte que cette expression « Ceci » désigne ce qui est indiqué au commencement de la phrase. Mais cette explication n’est pas non plus admissible, car, les sacrements effectuant réellement ce qu’ils figurent, ces paroles ne peuvent produire que ce qu’elles signifient. De plus, il s’ensuivrait que ces paroles n’opéreraient rien autre chose que de rendre le corps de Jésus-Christ présent comme sous un signe, ce à quoi il a été répondu plus haut. On a dit encore que cette expression : « Ceci » est une démonstration pour l’intelligence, et exprime ce qui sera à la fin de la phrase, à savoir le corps de Jésus-Christ. Mais cette explication ne parait pas non plus convenable, car alors tel serait le sens : Mon corps est mon corps : ce qui ne se réalise pas par ces paroles, attendu que cela était vrai avant les paroles de la consécration. Il faut donc répondre autrement et dire que la forme du sacrement est non seulement significative, mais encore effective, car en signifiant elle opère. Or, dans toute opération active, il est nécessaire de reconnaître quelque chose de commun et comme un principe. Ce qui est commun dans le changement qui nous occupe, ce n’est pas une substance, ce sont les accidents qui subsistaient auparavant et subsistent après : voilà pourquoi, du côté du sujet, dans cette phrase, le nom n’est pas exprimé, parce qu’il marque une espèce de substance déterminée, mais le pronom seulement, qui marque la substance indéterminée et sans désignation spécifique. Le sens est donc : Ceci, à savoir ce qui est contenu sous ces accidents, est mon corps. C’est ce qui s’opère par les paroles de la consécration ; car, avant la consécration, ce qui était contenu sous les accidents n’était pas le corps de Jésus-Christ, mais il devient le corps de Jésus-Christ par la consécration.

C) Il faut examiner la convenance de cette forme du sacrement. Ce sacrement consiste, comme il a été dit, non dans l’usage de la matière, mais dans sa consécration. Or cette consécration ne s’opère pas en ce sens que la matière consacrée reçoit seulement une vertu spirituelle, mais en ce que la transsubstantiation de la matière se réalise, quant à son être, au corps de Jésus-Christ, en sorte qu’il n’a pas été possible de se servir d’aucun autre mot que de l’expression substantive pour dire : Ceci est mon corps. En effet, on marque par là ce qui est la fin, ce qui s’opère au même instant qu’en est donnée la signification.

Saint Thomas d'Aquin, Commentaire de la première épître de saint Paul aux Corinthiens, 1 Corinthiens XI, 23-24 — L'eucharistie

Une excellente vidéo du philosophe Alexis Masson répondant à Franck Ramus qui présente la croyance en Dieu comme équivalente à la croyance au Père Noël

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Jésus a souvent fait ses miracles à travers les autres. Prenez par exemple le mariage à Cana. Pour autant que nous puissions en juger, Jésus ne touche jamais l'eau, ni le vin, ni les cruches. Au lieu de cela, Marie demande à Jésus le miracle, puis dit aux serviteurs: « Faites tout ce qu'il vous dira » (Jean 2, 5). Ensuite, Jésus leur a donné des instructions et ils ont agi comme on leur avait dit.

Bien entendu, c’est toujours Jésus qui fait le miracle. Comme Jean le dit: « Tel fut, à Cana de Galilée, le premier des miracles que fit Jésus, et il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui » (Jean 2, 11). Nous pourrions décrire les serviteurs comme des « ministres du miracle ». Ils accomplissent le miracle, mais pas avec leur propre pouvoir. Jésus accomplit le miracle à travers eux.

Jésus travaille de la même manière dans les sacrements. Après avoir dit à Nicodème que « nul, s'il ne naît de nouveau, ne peut voir le royaume de Dieu » (Jean 3, 5), Jésus et ses disciples se rendent en Judée. « Il y séjourna avec eux, et il baptisait » (Jean 3, 22). Même si « toutefois ce n'était pas Jésus lui-même qui baptisait, mais ses disciples », l'évangéliste peut néanmoins dire que « Jésus faisait plus de disciples et en baptisait plus que Jean » (Jean 4, 1-2).

C’est aussi la raison pour laquelle les gens baptisés par Jean Baptiste ont été rebaptisés (puisque son baptême était symbolique et ne conférait pas le Saint-Esprit: voir Actes 19, 1-7), mais les personnes baptisées par Judas n’étaient pas, eux, rebaptiser à nouveau. Comme l'a dit saint Augustin: « Ceux que Jean avait baptisés, c’était Jean qui les avait baptisés; ceux au contraire que Judas avait baptisés, c’était le Christ qui les avait baptisés » (Saint Augustin, traité sur Saint Jean, traité 5, chapitre 18).

Les disciples sont des ministres du miracle sacramentel. C’est la base de la compréhension catholique des sacrements. Ils sont efficaces, non pas à cause de la sainteté (au mieux imparfaite, au pire inexistante) du ministre sacramentel, mais à cause de la sainteté du Christ lui-même, celui qui agit à travers le ministre.

Cela est vrai pour tous les sacrements, y compris l'Eucharistie. Dans Marc 8, 19-21, Jésus rappelle à ses disciples qu'il y avait deux miracles différents de la multiplication des pains et les incitait à comprendre le sens plus profond du miracle. On peut discerner une partie de cette signification plus profonde en examinant le langage de l'Évangile avec davantage d'attention. Plus précisément, les évangélistes décrivent généralement Jésus comme faisant les cinq mêmes choses, dans le même ordre: (1) prendre le pain; (2) en remerciant et en le bénissant; (3) rompre le pain; (4) le donner aux disciples; et (5) envoyer les disciples faire de même avec les foules. Nous voyons ce modèle à plusieurs reprises dans les évangiles:

  • « Après avoir fait asseoir les foules sur l'herbe, il prit les cinq pains et les deux poissons, leva les yeux au ciel, prononça la bénédiction, rompit les pains et les donna aux disciples, et les disciples les donnèrent aux foules » (Matthieu 14, 19)
  • « Il prit les sept pains et les poissons, et, après avoir rendu grâces, il les rompit et les donna aux disciples, et les disciples aux foules » (Matthieu 15, 36).
  • « Il prit les cinq pains et les deux poissons, leva les yeux au ciel, prononça la bénédiction, rompit les pains et les donna aux disciples, pour qu'ils les leur servirent; il partagea aussi les deux poissons entre tous » (Marc 6, 41).
  • « Il fit asseoir la foule par terre, prit les sept pains, et, après avoir rendu grâces, il les rompit et les donna à ses disciples pour les servir; et ils les servirent à la foule » (Marc 8, 6).
  • « Il prit les cinq pains et les deux poissons, leva les yeux au ciel, prononça la bénédiction, les rompit et les donna aux disciples pour les servir à la foule » (Luc 9, 16).

Les évangélistes s'assurent-ils seulement que nous comprenons comment manger fonctionne? Ou pourrait-il y avoir quelque chose de plus?

La réponse est bien sûr « quelque chose de plus ». Ces passages ne se lisent pas avec le langage du « manger » ordinaire. Contrastez avec Luc 24, 42-43: « Ils lui donnèrent un morceau de poisson grillé. Il le prit et en mangea devant eux ». Au lieu de cela, le langage est celui de l'Eucharistie. Jean nous dit que la multiplication des pains des cinq mille a eu lieu autour de Pâque, un an avant la dernière Cène (Jean 6, 4), et que ces pains miraculeux préfiguraient l'Eucharistie. Le mot grec traduit dans ces passages par « a rendu grâce » est eucharisteō, un mot de la même racine que l'Eucharistie. Rappelez-vous aussi que « la fraction du pain » est l'une des façons dont les premiers chrétiens se référaient à la liturgie eucharistique (Actes 2, 42). La connexion entre ces deux passages est très claire, une fois que vous portez une attention particulière aux mots utilisés:

« Et il prit du pain, et, après avoir rendu grâces, il le rompit et le leur donna, en disant : " Ceci est mon corps, donné pour vous. Faites ceci en mémoire de moi " » (Luc 22, 19).

« Car, pour moi, j'ai reçu du Seigneur, ce que je vous ai aussi transmis, savoir, que le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain, et après avoir rendu grâces, le rompit et dit : " [Prenez et mangez]; ceci est mon corps, [qui sera livré] pour vous; faites ceci en mémoire de moi." » (1 Corinthiens 11, 23-24).

Remarquez la même séquence d'actions précise: prendre le pain, le remercier (l’ « eucharistier »), le rompre et le donner aux disciples. Mais qu'en est-il de la dernière étape? Dans les miracles de multiplication de pains, Jésus a donné les pains « aux disciples, et les disciples aux foules » (Matthieu 15, 36). Où voyons-nous cela dans l'institution de l'Eucharistie? Dans les instructions pour « faire ceci ». Jésus donna « le pain unique » (1 Corinthiens 10, 17) aux disciples, puis leur ordonna de faire de même, partageant ainsi ce miracle avec les foules.

Son instruction « Faites ceci en mémoire de moi » est un ordre permanent adressé aux apôtres et à leurs successeurs. Mais ce n’est pas l’évêque ou le prêtre célébrant la messe qui accomplit le miracle. C’est le Christ lui-même, c’est pourquoi le célébrant dit « Ceci est mon corps » plutôt que « Ceci est son corps ». Le prêtre est là en tant que ministre du miracle. Son travail, comme celui des serviteurs du mariage de Cana, ne consiste qu’à faire tout ce que le Christ lui dit.


Cet article est une traduction personnelle de « Ministers of miracles » de Joe Heschmeyer pour Catholic Answers