
Dignitatis Humanae : vue sous une herméneutique de la continuité (2/2)

Afin de pouvoir parler de continuité, il n'est pas seulement nécessaire qu'une doctrine ait du sens ou même qu'elle soit vraie. Il faut aussi qu'elle se trouve, au moins de façon implicite, dans les enseignements antérieurs de la Tradition de l'Église. Est-ce que cette idée de liberté religieuse, au sens où l'entend Dignitatis Humanae, est vraiment une nouveauté du concile de Vatican II comme l'affirment souvent ceux qui rejettent ce document, ou peut-on trouver cet enseignement dans la Tradition de l'Église? Voici certaines preuves que cet enseignement s'y retrouvait déjà, au moins implicitement.
On peut trouver chez Saint-Augustin (au 4e siècle) et chez saint Thomas d'Aquin (au 13e siècle) des raisons qui pourraient poussées à tolérer le mal ou des cultes autres que ceux de la vraie religion. Voici ce que nous dit saint Thomas, qui fait aussi mention de la pensée de saint Augustin :
Le gouvernement humain dérive du gouvernement divin et doit le prendre pour modèle. Or Dieu, bien qu'il soit tout-puissant et souverainement bon, permet néanmoins qu'il se produise des maux dans l'univers, alors qu'il pourrait les empêcher, parce que leur suppression supprimerait de grands biens et entraînerait des maux plus graves. Ainsi donc, dans le gouvernement humain, ceux qui commandent tolèrent à bon droit quelques maux, de peur que quelques biens ne soient empêchés, ou même de peur que des maux pires ne soient encourus. C'est ce que dit S. Augustin: " Supprimez les prostituées et vous apporterez un trouble général par le déchaînement des passions. " Ainsi donc, bien que les infidèles pèchent par leurs rites, ceux-ci peuvent être tolérés soit à cause du bien qui en provient, soit à cause du mal qui est évité. Du fait que les juifs observent leurs rites, qui préfiguraient jadis la réalité de la foi que nous professons, il en découle ce bien que nous recevons de nos ennemis un témoignage en faveur de notre foi, et qu'ils nous représentent comme en figure ce que nous croyons. C'est pourquoi les Juifs sont tolérés avec leurs rites.Cet extrait nous montre que les sociétés chrétiennes toléraient le culte des juifs au temps de saint Thomas d'Aquin. Dans le deuxième paragraphe, il en vient à la conclusion que les rites des autres infidèles ne pouvaient être tolérés (rappelons-nous qu'alors les fondements de l’autorité civile sont basés sur la foi catholique). Néanmoins, on voit qu'il admet lui-même que l'Église les a autrefois tolérés lorsqu'ils étaient nombreux. Je crois alors que, dans le contexte de nos sociétés pluralistes modernes, il est raisonnable de croire que saint Thomas serait d'accord avec le fait de tolérer les rites de certaines religions chrétiennes non catholiques ou même non chrétiennes.
Quant aux rites des autres infidèles, comme ils n'apportent aucun élément de vérité ni d'utilité. Il n'y a pas de raison que ces rites soient tolérés. Si ce n'est peut-être en vue d'un mal à éviter. Ce qui est à éviter, c'est le scandale ou le dissentiment qui pourrait provenir de cette intolérance, ou encore l'empêchement de salut pour ceux qui, ainsi tolérés, se tournent peu à peu vers la foi. C'est pour cela en effet que l'Église a quelquefois toléré les rites des hérétiques et des païens quand les infidèles étaient très nombreux.(St Thomas d'Aquin, Summa Theologica, II-IIae, q. 10, a. 11)
Nous pouvons trouver des traces de ce principe dans la lettre encyclique de Pie XI Mit Brennender Sorge :
Le croyant a un droit inaliénable à professer sa foi et à la vivre comme elle veut être vécue. Des lois qui étouffent ou rendent difficile la profession et la pratique de cette foi sont en contradiction avec le droit naturel.Le pape Léon XIII fait aussi référence à ce principe dans son encyclique sur la liberté humaine Libertas praestantissimum:
Des parents sérieux, conscients de leur devoir d'éducateurs, ont un droit primordial à régler l'éducation des enfants que Dieu leur a donnés, dans l'esprit de leur foi, en accord avec ses principes et ses prescriptions. Des lois ou d'autres mesures qui éliminent dans les questions scolaires cette libre volonté des parents, fondée sur le Droit Naturel ou qui la rendent inefficace par la menace ou la contrainte, sont en contradiction avec le Droit Naturel et sont foncièrement immorales. (Mit brennender Sorg, 31)
L’Église, tout en n’accordant de droits qu’à ce qui est vrai et honnête, ne s’oppose pas cependant à la tolérance dont la puissance publique croit pouvoir user à l’égard de certaines choses contraires à la vérité et à la justice, en vue d’un mal plus grand à éviter ou d’un bien plus grand à obtenir ou à conserver. (Libertas praestantissimum)Le pape Pie XII a aussi repris cette idée dans son discours Ci Riesce aux juristes catholiques italiens du 6 décembre 1953 :
Une autre question essentiellement différente est celle-ci : dans une communauté d’États peut-on, au moins dans des circonstances déterminées, établir la norme que le libre exercice d’une croyance et d’une pratique religieuse en vigueur dans un des Etats-membres ne soit pas empêché dans tout le territoire de la communauté au moyen de lois ou d’ordonnances coercitives de l’État ? En d’autres termes, on demande si le fait de « ne pas empêcher » ou de tolérer est permis dans ces circonstances et si, par là, la répression positive n’est pas toujours un devoir.Après l'examen de ces documents, on voit bien que le principe fondamental qui est explicité dans Dignitatis Humanae n'est pas une nouvelle idée farfelue sortie du concile Vatican II, mais une idée qui se situe en continuité avec les enseignements des papes précédents et dont les racines se trouvaient déjà dans la pensé des Pères de l'Église.
Nous avons invoqué tantôt l’autorité de Dieu. Bien qu’il lui soit possible et facile de réprimer l’erreur et la déviation morale, Dieu peut-il choisir dans certains cas de « ne pas empêcher » sans entrer en contradiction avec son infinie perfection ? Peut-il se faire que, dans des circonstances déterminées, il ne donne aux hommes aucun commandement, n’impose aucun devoir, ne donne même aucun droit d’empêcher et de réprimer ce qui est faux et erroné ? Un regard sur la réalité autorise une réponse affirmative. Elle montre que l’erreur et le péché se rencontrent dans le monde dans une large mesure. Dieu les réprouve; cependant il leur permet d’exister. Donc l’affirmation : l’erreur religieuse et morale doit toujours être empêchée quand c’est possible, parce que sa tolérance est en elle-même immorale – ne peut valoir dans un sens absolu et inconditionné. D’autre part, même à l’autorité humaine Dieu n’a pas donné un tel précepte absolu et universel, ni dans le domaine de la foi ni dans celui de la morale. On ne le trouve ni dans la conviction commune des hommes, ni dans la conscience chrétienne, ni dans les sources de la révélation, ni dans la pratique de l’Église. Pour omettre ici d’autres textes de la sainte Écriture qui se rapportent à cet argument, le Christ dans la parabole de la zizanie a donné l’avertissement suivant : « Dans le champ du monde, laissez croître la zizanie avec la bonne semence à cause du froment » [Mt. 13, 24-30]. Le devoir de réprimer les déviations morales et religieuses ne peut donc être une norme ultime d’action. Il doit être subordonné à des normes plus hautes et plus générales qui, dans certaines circonstances, permettent et même font peut-être apparaître comme le parti le meilleur celui de ne pas empêcher l’erreur, pour promouvoir un plus grand bien. (Ci Riesce)
bienfoiéglisedieu
Articles similaires

L'argument moral : Le dilemme d'Euthyphron
Pour tenter d'invalider l'argument moral, certains tenteront de vous piéger avec un dilemme qui est connu sous le nom de dilemme d'Euthyphron. Ce nom est tiré du nom d'un personnage...

Benoît XVI annonce sa démission
Benoît XVI se démet de ses fonctions, à partir du 28 février. Le Pape l’a annoncé, en personne lundi matin, en latin.
Ses déclarations en français
Frères très chers,
Je vous ai convoqués...

4 erreurs au sujet du fardeau de la preuve concernant Dieu
Premier interrogatoire du Christ par Pilate, Duccio (1311)
Comme les lecteurs de longue date le savent, j’ai été [Joe Heschmeyer] avocat avant d'entrer au séminaire pour me préparer à la prêtrise...

16 août 2015 : 20e dimanche du Temps Ordinaire
Cliquez ici pour lire les lectures de la liturgie
Le festin de la sagesse
La Sagesse de Dieu a préparé un festin, entendons-nous dans la Première Lecture d'aujourd'hui.
Nous devons devenir comme des...

Fiche sur la Trinité
Pour commencer, la Trinité est un mystère qu'on ne peut comprendre parfaitement. Il est cependant possible d'en comprendre certains aspects avec l'aide de quelques notions. Comme je suis quelqu'un qui...

Jésus a-t-il existé? Une approche différente
Jésus a-t-il existé?
Les discussions sur ce sujet commencent souvent en cherchant des références à Jésus dans les sources anciennes chrétiennes.
Ou alors, on cherche des références à Jésus dans les sources...

Foi, apologétique et argument
Pour ceux qui ne savent pas ce qu’est l’apologétique, c’est la défense ou la présentation d’une position théologique basé sur l’argumentation. Il y a eu un temps où je pensais...

Réflexions bibliques du 14 décembre 2014 - Troisième dimanche de l'Avent
Lectures de la liturgie
Celui qui vient
La figure mystérieuse de Jean le Baptiste, introduite dans les lectures de la semaine dernière, est présentée plus nettement aujourd'hui. Qui il est, nous le...

Est-ce que l'Église peut ordonner les femmes?
Cet article est une traduction française personnelle de l’article « Does the Church Have the Power to Ordain a Lady?», tiré du blogue de Matt Fradd.
Dans une récente interview que j'ai faite...

Les lettres des Pères de l'Église : Ignace d'Antioche aux Romains
Cette lettre date autour de l'an 110 et a été écrite lorsque Saint Ignace été sous escorte romaine jusqu'à Rome pour y subir son martyr.
1. Ignace, dit aussi Théophore
2. à...

Les Indices pensables: 14- Rendre au hasard ce qui est au hasard...
Cette image est tirée de la bande dessinée Un os dans évolution, Tome 2, page 28 de la série : Les Indices pensables
Résumé : Aujourd’hui, nous en savons beaucoup plus...

Réflexions bibliques du dimanche 16 février 2014 : Affaires de cœur
Lectures de la liturgie
Affaires de cœur
Jésus nous dit dans l'Évangile de cette semaine qu'il n'est pas venu pour abolir, mais pour « accomplir » la Loi de Moïse et les...

Fête de Saint Paul VI: 29 mai
Le 29 mai, l'Église catholique célèbre la fête de Saint Paul VI, un pape dont le pontificat a marqué une période de transformation et de renouveau pour l'Église au milieu...

D'où vient le carême et pourquoi le célébrons-nous?
Les tentations du Christ (Saint Marc, XIIe siècle)
D'où vient le Carême? Depuis quand l'Église a-t-elle commencé à célébrer le Carême? Pourquoi dure-t-il quarante jours? A-t-il toujours été aussi long? Quel...

La Didachè
La Didachè est un petit livre qui a été écrit en Syrie pendant ou un peu après les Évangiles. Les experts datent sa rédaction entre l'an 70 et 150 après...

7 mystères de la foi révélés par l'Eucharistie
L’agneau de Dieu, livre de prières de Waldburg (1486)
Dans Apocalypse 5, 1-10, Saint Jean décrit un rouleau scellé de sept sceaux que personne ne pouvait ouvrir:
Puis je vis dans la...

Pour la défense du baptême des enfants
Les baptistes et divers autres groupes évangéliques croient que de baptiser les enfants est contraire à la Bible. Les catholiques, en revanche, voient cela non seulement comme étant biblique, mais...

Réflexions bibliques du 16 novembre 2014: Règlement de compte
Lectures de la liturgie
Règlement de comptes
Le jour de l'Éternel arrive, Paul nous met en garde dans l'Épître d'aujourd'hui. Ce qui importe n’est pas le temps ou la saison, mais ce...

Réflexions bibliques du dimanche 16 mars 2014: Écoutez-le
Lectures de la liturgie
Écoutez-le
L'Évangile d'aujourd'hui dépeint Jésus comme un nouveau et plus grand Moïse.
Moïse avait également pris trois compagnons sur une montagne et le septième jour, il avait été couvert...

Ceci est mon Corps, par saint Thomas d'Aquin
Dans son commentaire sur la première épître aux Corinthiens, saint Thomas d'Aquin nous donne l'interprétation juste des paroles de Jésus à la dernière Cène lorsqu'il a dit à ses disciples...