Qu'est-ce que les auteurs des évangiles savaient ?

Certains chercheurs bibliques sont prompts à dire que, parce que l’Évangile de Matthieu, de Marc, de Luc ou de Jean n’incluait pas une parole ou un événement particulier au sujet de Jésus, alors c’est que l’évangéliste qui l’a écrit ne le connaissait pas.

Vraiment?

Qu’est-ce que pourrait mener une personne à penser cela?

L’hypothèse de l’entrepôt d’information

Une chose qui pourrait motiver un tel point de vue est l'idée que les Évangiles représentent un inventaire complet de tout ce qu'un évangéliste en particulier savait au sujet de Jésus.

Mais si tel était le cas, alors ils ne seraient pas écrits de la façon dont ils le sont.

Ils se présentent comme un ensemble narratif en se servant de différents éléments littéraires et artistiques pour en arriver à cela.

S'ils étaient de frénétiques tentatives d’enregistrer tout ce que l'auteur savait au sujet de Jésus, il y aurait trop d’éléments disparates, d’éléments errants et mal intégrés qui ne rentreraient pas dans leurs structures littéraires.

Ils seraient aussi beaucoup plus longs que ce qu'ils sont.

Trop d’information

Il y aurait tout simplement eu trop d'informations sur Jésus pour les évangélistes puisse toutes les écrire dans les Évangiles.

Ils ont dû faire des choix.

Ce serait notamment le cas si Matthieu et Jean étaient, en effet, des témoins du ministère de Jésus. Ils auraient connu beaucoup de choses sur Jésus, bien plus que ne pourrait en contenir un petit livre comme un Évangile. Ces auteurs seraient alors contraints d’omettre des choses qu'ils savaient au sujet de Jésus.

Même les auteurs qui ne sont pas des témoins oculaires (comme Luc, au moins pour la plupart, et Marc) étaient en contact avec des témoins oculaires et ils ont eu accès à beaucoup d'informations sur lui.

La prédication orale de Jésus qui a précédé la rédaction des Évangiles était vaste et les témoins oculaires d'origines étaient toujours là et en mesure d'être questionnés en leur demandant : «Parlez-moi davantage de Jésus ».

Il est inévitable que les évangélistes aient connu des choses au sujet de Jésus, soit à partir de leur propre expérience de son ministère, de leurs conversations avec des témoins oculaires ou de l'information commune qui a circulé autour de lui, qu'ils n'ont pas pu mettre dans les Évangiles.

Les Agrapha de Jésus

Nous avons même des exemples de ce qui pourrait être des paroles authentiques de Jésus qui n'ont pas été enregistrées dans les Évangiles. Ils sont connus comme des agrapha (du grec, « non écrites ») et ils sont pour la plupart dans les écrits des Pères de l'Église, qui les attribuent à Jésus en dépit de leur absence dans les Évangiles.

Une d’entre elles, cependant, ne se trouve pas dans les Pères de l'Église, mais dans le Nouveau Testament. Cette agraphon se trouve dans le livre des Actes, où saint Paul dit:
En tout je vous ai montré que c'est en travaillant ainsi qu'il faut soutenir les faibles et se souvenir des paroles du Seigneur Jésus, qui a dit lui-même : Il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir. [Actes 20, 35]
Luc connaissait évidemment cette parole de Jésus, puisque c'est là, dans les Actes. Mais il n'a pas choisi de la mettre dans son Évangile.

Combien d’autres choses Luc savaient-il au sujet de Jésus qu'il n'a pas mis dans son Évangile?

Concision délibérée

Nous avons également la preuve que les évangélistes ont écrit avec concision. Ils ont délibérément essayé de garder les choses brèves.

Ceci est démontré dans Matthieu, qui donne régulièrement des versions plus courtes d'histoires que l’on retrouve dans Marc et Luc. Cela lui permet ainsi d’ajouter dans son Évangile des choses que l'on ne trouve pas dans aucun d’eux.

C'est encore plus évident dans Jean, qui mentionne explicitement qu'il ne mentionne pas des choses qu'il sait au sujet de Jésus:
Jésus a fait encore en présence de ses disciples beaucoup d'autres miracles qui ne sont pas écrits dans ce livre [Jean 20, 30].
Il affiche même ce qui pourrait être une légère frustration que pourrait vivre un témoin oculaire à qui il a été demandé un peu trop souvent des informations exhaustives au sujet de Jésus:
C'est ce même disciple qui rend témoignage de ces choses et qui les a écrites; et nous savons que son témoignage est vrai. Jésus a fait encore beaucoup d'autres choses; si on les rapportait en détail, je ne pense pas que le monde entier pût contenir les livres qu'il faudrait écrire. [Jean 21, 24-25].
Nous avons donc là une déclaration explicite que Jean savait des choses sur Jésus, qu’il a choisi de ne pas écrire.

La même chose est vraie des autres évangélistes.

Pourquoi en penserait-on autrement?

Idées fausses

Une raison pourrait être qu'il  y a eu quelques idées fausses au sujet des évangiles qui ont gravité autour de l'exégèse biblique au cours des dernières années.

L'une est l'idée que les Évangiles ont été écrits à des dates très tardives, par des gens qui avaient peu de lien (et donc peu de connaissances) au sujet des événements qu'ils rapportaient.

Cela a été habilement réfuté par de nombreux spécialistes, y compris John A. T. Robinson dans son ouvrage classique « Redating the New Testament ».

Une autre idée fausse est que les Évangiles ont été écrits pour des « communautés isolées », dont chacune ne possédait qu'un seul Évangile, et que ce serait seulement dans des temps beaucoup plus tardifs qu'ils en sont venus à être distribués parmi les chrétiens en général.

Cela est faux, comme il l’a été démontré dans l'excellent livre de Richard Bauckham « The Gospels for All Christians: Rethinking the Gospel Audiences (New Testament Studies) » (voir aussi « The Four Gospels and the One Gospel of Jesus Christ » de Martin Hengel).

Ces deux idées fausses font partie de ce qui pourrait entraîner un recours réflexif à quelque chose comme l'hypothèse de l’entrepôt d’information.

C'est beaucoup plus facile de concevoir les évangélistes à essayer de dire tout ce qu'ils savent au sujet de Jésus, s'ils étaient des individus qui écrivaient à des dates tardives, qui ont eu peu de contacts avec les témoins oculaires, qui ont vécu dans des communautés isolées qui ne pouvaient pas échanger librement des informations entre-elles (comme les Évangiles).

Mais il devait y avoir échange d'informations, que même finissent par admettre les gens qui sont prompts à penser qu’un évangéliste ne savait pas quelque chose.

Emprunts mutuels

Il n’y a que très peu (presque pas) de chercheurs qui pensent que les évangélistes ont écrit de manière totalement indépendante les uns des autres.

Les Évangiles, et en particulier Matthieu, Marc et Luc, contiennent trop de matière qui se chevauche.
La grande majorité des chercheurs estime que les évangélistes (après le premier) étaient au courant du travail d'un ou de plusieurs de leurs prédécesseurs et, dans certains cas, les ont utilisés comme sources pour leurs propres Évangiles.

Cela signifie que les Évangiles n'ont pas été enfermés dans des communautés isolées. Ils ont été distribués.
Mais aucun évangéliste n’a inclus tout ce qu'un Évangile précédent contenait.

Cela signifie que, peu importe l'ordre dans laquelle vous pensez que les Évangiles ont été écrits, les évangélistes plus tardifs ont choisi de ne pas inclure certains matériels qu'ils connaissaient.

Pourquoi?

Se complétant les uns les autres

Une des raisons est qu'ils semblent se compléter les uns les autres.

Ceci est plus évident dans le cas de Jean, qui emprunte délibérément une autre voie que les évangiles synoptiques (Matthieu, Marc et Luc), qui racontent l'histoire de Jésus à peu près de la même façon.

Il est facile de se concevoir Jean penser « Nous n'avons pas besoin d'un autre Évangile qui ressasse ce même terrain. Je vais aborder cela d'une manière différente ».

Il s’est ainsi vu dans un rôle de supplémentation des synoptiques et il souligne lui-même qu'il laisse délibérément de côté beaucoup de choses.

La même chose aurait été vraie, dans une moindre mesure, des autres évangélistes: ceux qui étaient au courant de leurs prédécesseurs n'étaient probablement pas intéressés à simplement copier ce qui avait été fait auparavant.

Ils avaient des contributions qui, selon eux, pouvaient être apportées à la communauté chrétienne en incluant du nouveau matériel ou en réorganisation et en retravaillant le matériel précédent.

Mais parce qu'ils savaient que les évangiles précédents étaient déjà là dans la communauté chrétienne, ils ne sentaient pas la nécessité d'inclure tout ce que leurs prédécesseurs avaient rapporté.

Ils pourraient facilement laisser de côté du matériel, car il avait déjà été enregistré dans un Évangile distribué parmi les églises.

Et il y a une autre raison pour laquelle ils omettaient du matériel.

Les objectifs littéraires

Chaque évangéliste a certains objectifs qu'il est intéressé à réaliser.

Par exemple, Matthieu est très intéressé à dépeindre Jésus comme le successeur du roi David. Il est intéressé à montrer comment Jésus récapitule l'histoire d'Israël, et il y a donc des passages de son Évangile qui récapitulent l’enfance de Moïse, l'Exode, la traversée du Jourdain et le don de la Loi sur la montagne (pour n'en nommer que quelques-uns).

Afin de poursuivre ses objectifs littéraires, chaque évangéliste a dû faire des choix sur ce qu'il allait inclure et ce qu'il ne le serait pas. C'est quelque chose que chaque auteur doit faire.

Un objectif littéraire que les évangélistes avaient a été d'écrire des œuvres d'une certaine longueur en grec- entre 11 000 mots (Marc, la plus courte) et 18 000 mots (Luc, la plus longue)- et cet objectif seulement les auraient forcés à faire des choix sur ce qu'il fallait inclure.

Plus leurs autres objectifs littéraires étaient ambitieux, plus ils devaient laisser de côté de ce que leurs prédécesseurs avaient déjà rapporté et mis en circulation.

Non omniscient

Bien sûr, les évangélistes n’étaient pas omniscients. Ils ne savaient pas tout au sujet de Jésus.

Il aurait certainement pu arriver qu'un évangéliste n'ait pas enregistré une histoire ou une parole particulière de Jésus parce qu'il ne la connaissait pas.

Ce serait notamment le cas pour les évangélistes qui n'étaient pas des témoins oculaires, mais même ceux qui avaient vu le ministère de Jésus eux-mêmes n'étaient pas avec lui à chaque minute et n'a pas pu remarquer tout ce que les autres ont fait.

Ainsi, il peut être suggéré que, dans un cas particulier, un évangéliste donné peut ne pas avoir inclus quelque chose parce qu'il n'était pas au courant, mais cela ne peut pas être affirmé seulement parce qu'il ne le mentionne pas.

Il y a beaucoup trop d'autres raisons pour lesquelles il pourrait ne pas le mentionner.

L'élaboration d'un test

Alors, comment pourrions-nous dire si c'était le cas?

Ce n'est pas facile.

Un point de départ serait quelque chose que nous trouverions surprenant, quelque chose dont nous pensons que les chrétiens seraient intéressés à savoir.

En fait, c'est ce premier moment de surprise et de consternation « Pourquoi n'a-t-il pas parlé de cela? » qui sert de premier indice sur la question.

Mais ce n'est qu'un premier indice et il est influencé par nos sensibilités modernes sur ce qui devrait être inclus.  Ce que nous pourrions penser qui devrait être inclus dans un Évangile.

Il est impératif, cependant, que nous vérifiions nos hypothèses sur cette question en tenant compte de la situation au premier siècle.

Les objectifs littéraires : 2e partie

En particulier, il est impératif que nous vérifiions nos hypothèses en les confrontant à ce qui est connu, c’est-à-dire la perspective de l'évangéliste  du premier siècle lui-même.

Cela est mieux connu (et souvent seulement connaissable) en examinant ses objectifs littéraires: qu’est-ce que cet évangéliste essaie de faire? À quoi est-il intéressé?

Malheureusement, c'est une question difficile, et les chercheurs en débattent constamment.

Il y a des tendances chez certains évangélistes qui semblent sans équivoque, mais il y a beaucoup de points mineurs où il est difficile de discerner ce qu'un évangéliste essayait de faire.

En raison de la limitation de nos connaissances, il est souvent difficile de dire avec certitude pourquoi un évangéliste donné a fait les choix qu'il a fait.

En gardant cela à l'esprit, nous ne devrions pas être trop rapides à dire « Il ne savait pas cela ». Nous devrions plutôt envisager la possibilité qu'il ne mentionne pas quelque chose parce que cela ne correspondait pas à ses objectifs littéraires.

Un exemple

Par exemple, seulement deux des Évangiles (Matthieu et Luc) incluent la façon dont Jésus est né.
Cela a sans doute de l'intérêt pour les gens. En fait, au deuxième siècle, il y avait plus d'un évangile apocryphe écrit pour donner encore plus de détails sur la naissance et l'enfance de Jésus.

Mais cela ne signifie pas que les deux évangélistes qui ne parlent pas de l'enfance de Jésus (Marc et Jean) ne savaient rien à ce sujet.

Simplement parce que le sujet est d'intérêt pour les gens ne veut pas dire qu'il correspond à leurs objectifs littéraires.

Jean, par exemple, semble compléter les évangiles synoptiques, et il a peut-être omis de l'enfance du Christ parce qu'il savait que c’était déjà rapporté et en circulation dans les évangiles synoptiques.

En outre, il peut être considéré comme fournissant une sorte de récit de «super-enfance», en reprenant l'histoire de Jésus depuis le tout début de la création («Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la parole était Dieu " Jean 1, 1).

Marc, pour sa part, commence son Évangile au début du ministère de Jésus lorsqu’il était adulte, ce qui est un bon point de départ. Si vous essayez d'écrire un court texte de 11 000 mots des actes d'un grand homme, il est normal de commencer lorsque l'action principale commence.

Vous n'avez pas nécessairement à revenir en arrière et couvrir toute son enfance.

Un test minimum

Il me semble que, pour pouvoir affirmer avec un certain degré de confiance qu'un évangéliste particulier ne connaissait pas une histoire ou une parole particulière de Jésus, vous devez avoir une connaissance claire de ses buts littéraires.

Mais, plusieurs conditions doivent aussi être remplies.

Tout d'abord, si vous saviez qu'il avait un objectif littéraire précis qui serait favorisé par le fait d’y inclure un certain matériel, alors il pourrait être raisonnable de penser qu'il n’en avait pas connaissance s’il ne l'inclut pas. Même alors, il me semble qu'il y a aussi d'autres conditions qui doivent être remplies.

Deuxièmement, le matériel en question devrait pouvoir faire avancer son objectif littéraire de manière significative. S’il avait déjà fait valoir son point de plusieurs autres façons et qu’un exemple supplémentaire n’ajouterait pas beaucoup ou ne serait pas beaucoup plus convaincant, il pourrait bien l'omettre.

Troisièmement, s’il n'était pas le premier évangéliste écrire un Évangile, le matériel devrait être si convaincant pour la réalisation de ses objectifs littéraires qu'il devrait le considérer comme du matériel  que l’on doit absolument inclure, même compte tenu du fait qu'il a déjà été rapporté dans d'autres Évangiles. S'il savait que le matériel était déjà dans un autre Évangile qui était en circulation, il aurait alors moins de raison de l'inclure dans le sien.

Enfin, le matériau en question devrait pouvoir être ajouté sans entrer en conflit avec un autre de ses objectifs littéraires, y compris celui de garder son Évangile d'une longueur raisonnable. Par exemple, si le matériau est si vaste qu'il aurait dû écrire un évangile considérablement plus long, alors cela pourrait entrer en conflit avec son objectif de maintien de longueur.

Au bout du compte

Il me semble donc que pour affirmer avec un certain degré de confiance qu’un évangéliste ne connaissait pas une tradition particulière de Jésus, alors les conditions suivantes doivent être remplies:

  1. Il doit faire avancer un de ses objectifs littéraires précis.
  2. Il devrait contribuer à son objectif littéraire d'une manière significative.
  3. Il devrait contribuer à cet objectif de manière convaincante, s'il savait que le matériel a déjà été inclus dans un autre Évangile qui était en circulation.
  4. Il ne devrait pas entrer en conflit avec d'autres objectifs littéraires bien établis, y compris celui de garder son Évangile d’une certaine longueur.

À mon avis, que ces quatre conditions ne seront pas souvent respectées.

S'ils ne le sont pas, alors nous ne devrions pas prétendre qu'un évangéliste particulier ne connaissait pas une tradition Jésus particulière ...

Cet article est une traduction personnelle de l’article « What did the Gospel writers know? » de Jimmy Akin. Vous pouvez consulter l’article original en anglais ici.

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