Suffisance des Saintes Écritures… et Lego



Une histoire de lego

L’an passé je passais devant une « vente de garage » avec mon fils, lorsque je vis une bonne aubaine. Un château en lego d’une valeur de plus de 100$ était laissé à seulement 20$. Comme mon fils l’avait aussi remarqué et que cette découverte semblait lui plaire à lui aussi, j’ai demandé à la dame s’il y avait dans la boite tout ce qu’il fallait pour construire le château. Elle m’a répondu : « Oui, c’est certain que tous les blocs y sont, car nous avons défait le château qui était complet ce matin pour le mettre dans la boîte ». J’ai donc acheté le château en lego et mon fils était tout excité de revenir à la maison pour le construire. Après notre retour à la maison, nous avons vite déchanté et, avec un peu de recul, je me rends compte que l’erreur que j’avais commise était très similaire à celle que font beaucoup de chrétiens dans le débat sur la suffisance des Écritures.

Lorsqu’il y a des discussions entre les catholiques et les protestants, elles tournent souvent autour de la question de la place des Saintes Écritures. On en vient souvent à parler de la suffisance des Écritures. Cependant, peu de gens savent qu’il y a deux conceptions de la suffisance des Écritures et qu’elles comportent une distinction très importante. Il y a d’un côté la suffisance matérielle et de l’autre, la suffisance formelle. Sans clarification, la discussion peut rapidement devenir très ambigüe et générer de la frustration de part et d’autre. Mais, revenons à notre histoire de lego…

Arrivés à la maison, nous avons vidé le contenu de la boite sur la table pour commencer notre château et nous avons constaté qu’il n’y avait pas le manuel qui indique comment construire le château dans la boite. En nous basant sur les dessins de la boite et nous sommes tout de même parvenu à faire un château qui ressemblait à ce qui était prévu, mais sans réussir à tout faire exactement comme le véritable château. J’avais pourtant demandé à la dame qui me l’avait vendu si tout ce qui était nécessaire à la construction du château était dans la boite et elle m’avait répondu que oui. Cependant, si j’avais mieux écouter sa réponse, j’aurais dû comprendre qu’elle n’avait peut-être pas bien saisi ce que je demandais.

Toutes personnes ayant déjà construit quelque chose nécessitant autour de 1000 blocs en lego savent qu'il est très difficile, voire même impossible, sans avoir le manuel. Lorsque j’ai demandé à la dame s’il y avait tout ce qu’il fallait pour faire le château dans la boite, je demandais en fait si tous les blocs et le manuel y étaient. En repensant à la réponse de la dame, je me suis alors rendu compte que le contenu de la boite correspondait vraiment à ce qu’elle m’avait dit : elle avait démonté le château le matin même pour le mettre dans la boite. En fait, elle ne m’avait jamais laissé miroiter que les plans allaient y être. Dans un certain sens, ce n’est pas faux de dire qu’il est possible de construire le château uniquement avec les blocs contenus dans la boite… si on sait précisément comment.

Revenons aux Saintes Écritures

Pour revenir à la suffisance des Saintes Écritures, nous avons un peu le même problème. Il faut cependant tout d’abord savoir distinguer la suffisante matérielle de la suffisance formelle. Ce que l’on appelle la suffisance matérielle, c’est le fait de penser que tout ce qui est nécessaire au salut est contenu dans les Écritures. Si l’on fait une analogie avec l’histoire des lego que je viens de vous raconter, il s’agit de ce que voulait dire la dame en me disant que tous les blocs étaient dans la boite. D’autre part, la suffisance formelle n’est pas seulement le fait d’avoir tous les blocs nécessaires, mais aussi d’avoir le plan qui nous indiquera la forme que doivent prendre ces blocs (on peut faire un parallèle avec la différence entre causes matérielles et causes formelles).

La suffisance matérielle

En ce qui concerne les Saintes Écritures, la suffisance matérielle est le fait d’affirmer que toutes les vérités de foi nécessaires au salut sont, explicitement ou implicitement, contenues dans les Écritures. Cette position peut être compatible avec ce qu’enseigne l’Église catholique. Plusieurs chrétiens ont affirmé la suffisance matérielle des Écritures, comme par exemple saint Athanase d’Alexandrie, saint Thomas d’Aquin, le cardinal John Henry Newman et plus près de nous le pape Benoit XVI alors qu’il était cardinal. Cependant, ni le concile de Trente ni le concile de Vatican II, qui se sont penchés sur la question de la relation entre la Tradition et les Écritures, n’ont voulu trancher cette question et faire de la suffisance matérielle un dogme de foi. Il est donc tout à fait possible pour un catholique de croire en la suffisance matérielle des Écritures ou non, ce dernier cas s’il croit par exemple que certaines choses sont dans les Écritures et d’autres dans la Tradition, une position connue sur le nom de « partim partim ».

La suffisance formelle

La suffisance formelle va cependant beaucoup plus loin que la suffisance matérielle. La suffisance formelle affirme non seulement que toutes les vérités de foi nécessaires au salut sont, explicitement ou implicitement, contenues dans les Écritures, mais elle affirme aussi que les Écritures enseignent très clairement et explicitement la doctrine chrétienne de façon à ce que rien d’autre ne soit nécessaire pour parvenir à la juste interprétation des Écritures. L’Écriture se suffit donc à elle-même. Les chrétiens protestants qui défendent le principe de « sola scriptura » affirment que les Écritures sont formellement suffisantes, en affirmant par exemple que le magistère de l’Église n’est pas nécessaire pour bien interpréter les Écritures. Pour les catholiques, la suffisance formelle des Écritures est une erreur qu’ils ne peuvent professer tout en demeurant dans la foi catholique.

La réponse de la dame

Avec cette distinction en tête, on peut maintenant facilement comprendre le problème de communication qui s’est produit lorsque j’ai demandé à la dame qui nous a vendu le château en lego. Lorsque j’ai demandé à la dame s’il y avait dans la boite tout ce qu’il fallait pour construire le château, je voulais savoir si la boite était formellement suffisante. Cependant, de son côté, elle a interprété ma question uniquement du côté de la suffisante matérielle, comme si je demandais uniquement si la boite contenait tous les blocs nécessaires à la construction du château. J’aurais peut-être dû m’en douter à cause de sa réponse qui disait : « Oui, c’est certain que tous les blocs y sont, car nous avons défait le château qui était complet ce matin pour le mettre dans la boîte »… une réponse qui n’engageait que le principe de suffisance matérielle.

Les dialogues chrétiens sur la suffisance : un exemple avec saint Thomas d’Aquin

Ce problème de communication est très récurrent dans les dialogues entre les catholiques et les protestants sur la suffisance de l’Écriture. Il est très courant de voir des protestants (qui soutiennent la suffisance formelle) citer comme preuve des Pères de l’Église ou des chrétiens, comme saint Athanase ou saint Thomas d’Aquin, qui affirme que tous les éléments de la doctrine chrétienne se trouvent dans les Écritures. Ce qu’ils ont parfois plus de difficulté à comprendre, c’est que cela seul ne prouve pas la « sola scriptura », qui ne peut exiger moins que la suffisance formelle. Cela ne fait que démontrer la suffisance matérielle des Écritures, un principe avec lequel les catholiques peuvent être d’accord ou non.

Si on veut savoir si un Père de l’Église ou un auteur chrétien professait vraiment une suffisance formelle des Écritures, il faut aussi regarder comment il articule la place de l’Église ou même de la Tradition en rapport avec les Écritures. C’est là que réside la véritable distinction et c’est donc cet élément qu’il faut vérifier. Par exemple, certains protestants tentent d’affirmer que saint Thomas d’Aquin prêchait la sola scriptura (suffisance formelle) en citant des passages comme celui-ci :

Il faut remarquer que, bien que beaucoup aient déjà écrit sur la vérité catholique, la différence est que ceux qui ont rédigé l'Écriture canonique - les évangélistes, les Apôtres et d'autres encore - la proclament avec une telle constance qu'ils ne laissent pas la moindre place au doute. C'est pourquoi Jean dit : et nous savons que son témoignage est vrai - Si quelqu'un vous annonce un autre Évangile que celui que vous avez reçu, qu'il soit anathème. La raison en est que seule l'Écriture canonique est la règle de la foi. D'autres encore ont parlé de la vérité en ne voulant être crus que dans ce qu'ils disent de vrai. (Saint Thomas d’Aquin, Commentaire sur l’Évangile de saint Jean, 21- 24-25)

Cependant, lorsque l’on examine aussi comment saint Thomas d’Aquin traitait du rapport entre les Écritures et l’Église, on se rend bien compte qu’il ne peut professer ici qu’une suffisance matérielle des Écritures, laquelle, par nature, demande l’existence d’un Magistère de l’Église ayant aussi autorité. En voici un exemple :

"L'hérétique qui refuse de croire à un seul article de foi ne garde pas l'habitus de foi, ni de foi formée, ni de foi informe. Cela vient de ce que, dans un habitus quel qu'il soit, l'espèce dépend de ce qu'il y a de formel dans l'objet ; cela enlevé, l'habitus ne peut demeurer dans son espèce. Or, ce qu'il y a de formel en l'objet de foi, c'est la vérité première telle qu'elle est révélée dans les Saintes Écritures et dans l'enseignement de l'Église, qui procède de la Vérité première. Par suite, celui qui n'adhère pas, comme à une règle infaillible et divine, à l'enseignement de l'Église qui procède de la Vérité première révélée dans les Saintes Écritures, celui-là n'a pas l'habitus de la foi. S'il admet des vérités de foi, c'est autrement que par la foi. Comme si quelqu'un garde en son esprit une conclusion sans connaître le moyen qui sert à la démontrer, il est clair qu'il n'en a pas la science, mais seulement une opinion. 
En revanche, il est clair aussi que celui qui adhère à l'enseignement de l'Église comme à une règle infaillible, donne son assentiment à tout ce que l'Église enseigne. Autrement, s'il admet ce qu'il veut de ce que l'Église enseigne, et n'admet pas ce qu'il ne veut pas admettre, à partir de ce moment-là il n'adhère plus à l'enseignement de l'Église comme à une règle infaillible, mais à sa propre volonté. Ainsi est-il évident que l'hérétique qui refuse opiniâtrement de croire à un seul article n'est pas prêt à suivre en tout l'enseignement de l'Église ; car s'il n'a pas cette opiniâtreté, il n'est pas déjà hérétique, il est seulement dans l'erreur. Par là il est clair que celui qui est un hérétique opiniâtre à propos d'un seul article, n'a pas la foi à propos des autres articles, mais une certaine opinion dépendant de sa volonté propre." (Somme Théologique, II-II, question 5 article 3)

Après avoir examiné ce qu’enseignait saint Thomas d’Aquin sur l’Église et l’Écriture, on peut affirmer qu’il croyait en la suffisance matérielle des Écritures, sans toutefois affirmer qu’il pourrait s’agir d’une suffisance formelle, lorsque l’on a aussi tenu compte de sa position sur l’autorité del’Église.

Conclusion : des clés pour se comprendre 

À la lumière de ce que nous venons de voir et en guise de conclusion, j’aimerais présenter des points importants à garder en tête lorsque des catholiques et des protestants dialoguent sur la suffisance des Écritures :


  • Bien comprendre la différence entre suffisante matérielle et suffisante formelle, les implications de ces différences et ce qui est requis avant de pouvoir prétendre prouver l’une ou l’autre.
  • Affirmer clairement de quelle suffisance il est question si cela n’est pas clair.
  • Les catholiques doivent comprendre que les théologies protestantes ne sont pas aussi uniformes que la théologie catholique et que différentes articulations de suffisances formelles sont présentées par les protestants (certaines laissant une forme amoindrie d’autorité à l’église ou d’autres demandant un rôle plus actif de l’Esprit-Saint, etc.)
  • Les protestants doivent comprendre que la suffisance matérielle n’est pas partagée par tous les catholiques, car il n’y a pas d’enseignement officiel du Magistère de l’Église sur la question. Certains catholiques adhèrent plutôt au « partim partim » et rejettent toute notion de suffisance des Écritures, tandis que d’autres sont prêts à accepter une suffisance matérielle.
  • Les catholiques ne peuvent pas adhérer à la suffisance formelle des Écritures sans s’écarter de la foi catholique.
  • Un protestant qui exigerait moins que la suffisance formelle des Écritures remettrait sérieusement en question l’un des piliers fondamentaux du protestantisme qui est le « sola scriptura »





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